...Avec « Le Poète assassiné » je retrouve toute ma liberté ; ce n’est pas rien, tandis que je contemple ces planches, une couleur m’obsède, chante devant mes yeux, ce bleu si léger et si riche qui n’est que de Dufy, bleu de ses ciels, bleu de l’eau, mers. Je ne puis m’y soustraire, il sera partout...
BONET (Paul). Né à Paris. 1889-1971. Un des plus talentueux relieurs du XXe siècle.
M.A. S.l.n.d. 24 pp. (dont plusieurs pages en variantes), in-8 et in-4, comportant de nombreuses ratures, corrections et biffures. Cachet humide de la Vente Paul Bonnet 1er juin 1990 sur certains feuillets.
Sur la première page Paul Bonet a noté au crayon bleu de prote : « Article non achevé qui devait faire suite à celui paru dans Collection ».
Beau texte sur sa conception de la reliure, dans lequel Paul Bonet évoque notamment Parallèlement de Verlaine illustré par Bonnard et Le Bestiaire d’Apollinaire avec les bois gravés de Raoul Dufy.
Ce manuscrit de premier jet, très travaillé, est rédigé au verso de correspondance, reçus, prospectus, factures, etc.
...Laissez moi, en vous présentant ceux que vous allez avoir à habiller vous dire pourquoi je les ai choisi(s) et pourquoi je les aime. Bien des facteurs doivent entrer en jeu pour obtenir une réussite ; qu’un seul soit déficient et le but n’est pas atteint. Il faut que le texte mérite cette consécration, puis que l’illustration et la typographie viennent le bien sertir ; cette règle est tellement élémentaire que Mr de La Palice l’eût pu énoncer et l’on s’étonne qu’il n’y ait pas réussite à tout coup. Celle-ci est fort rare ; c’est que j’ai oublié de citer parmi les éléments du succès (ou de l’insuccès) celui qui en est le responsable ! L’ordonnateur qui conçoit, assemble, dirige, choisit l’artiste et l’imprimeur, décide du papier et du format, celui à qui nous devons quelques chef- d’œuvres (sic) et d’innombrables navets.
Il faut trouver l’artiste qui par sa manière soit apte à le commenter graphiquement ; il faut qu’il y ait affinité entre la personnalité de l’écrivain et celle de l’illustrateur, ou encore que l’art de celui-ci s’adapte au genre de certaines œuvres. Ainsi je ne pense pas que Steinlen qui a si définitivement et si magnifiquement animé Crainquebille eût été aussi heureux devant mainte autre œuvre de France [Anatole France]. Nous avons donc d’une part, des artistes créateurs de types, et pour qui il faut choisir des œuvres comportant ces types et d’autres dont la sensibilité est parente de celle de l’écrivain. Le livre par exemple si parfait dans son ensemble, unit Verlaine et Bonnard, pouvez (vous) lire maintenant les poèmes de « Parallèlement » sans voir ces silhouettes de femmes si vraies et si rêvées à la fois et cette vision va-t-elle limiter le vagabondage de votre esprit démon...
Paul Bonet poursuit son éloge de l'ouvrage de Verlaine, Parallèlement (Vollard, éditeur), illustré de sensuelles lithographies par Pierre Bonnard, imprimées en rose : ...Ce rose, songeons à la fadeur que pouvait donner cette teinte, et avoir trouvé ce ton juste où elle était heureuse, mais n’oublions pas l’éditeur, le seul qui alors savait oser : Vollard. Mais j’admire l’œuvre et j’oublie que je suis le relieur qui va avoir la responsabilité de le vêtir de maroquin. Je vous ai dit combien dans mon travail, je me trouvais dépendant du livre. Pour celui-ci la couleur m’est tout naturellement imposée. Je chercherai un maroquin rose aussi proche que possible de celui des lithos ; un veau ivoire qui doublera précieusement ma reliure, servira aussi de gardes. J’ai renoncé en effet à l’emploi de la soie pour garnir l’intérieur des reliures (...) ; la peau matière docile au travail, fait corps avec l’ensemble, belle si je la laisse unie. Je puis aussi l’orner à mon gré, et jamais elle ne semblera, comme la soie, ajoutée parce que cela « fait riche ». Que vous dire du décor : j’ai incrusté d’ivoire la reliure d’un exemplaire semblable, je restais ainsi dans la gamme qui m’était imposée et un peu de préciosité ne me déplaisait pas, peut-être l’emploierais- je encore, peut-être au contraire, composerais-je un décor simple, léger, « où l’indécis au Précis se joint ». Au reste, mon but aujourd’hui n’est pas d’expliquer ce que je vais faire, mais d’indiquer les principales directives de mon travail et les obligations qu’à priori je me veux imposer.
C’est pourquoi en ce moment je m’attache plutôt à « voir » le livre, c’est de la connaissance que j’en aurai que dépendra la réussite, ne vous étonnez pas du plaisir que je prends à le « sentir ».
Mais revenons à nos livres, après Verlaine-Bonnard, voici un autre tandem heureux : Apollinaire-Dufy, comme celui-ci a compris et complété celui-là ; même génération, même combat, même esprit inventif ; que ces bois spirituels et somptueux à la fois, si colorés quoique faits seulement de noir et de blanc, cadrent bien avec les courts et ironiques poèmes du « Bestiaire » ils l’enluminent, sans l’écraser. La
typographie grasse et solide est juste dans le ton, bref, l’architecture de la page est parfaite (...). Je voudrais par mes reliures établir un lien entre ces deux livres, mais ils sont si différents vraiment, que je ne le puis. Pour le premier, par un décor mosaïqué blanc sur noir, je tâcherais de rester dans le ton, peut-être pour rompre cette uniformité voulue choisirais-je pour l’intérieur une peau de couleur très franche et très vive. Avec
« Le Poète assassiné » je crois retrouver toute ma liberté ; il n’en est rien, tandis que je contemple ces planches, une couleur m’obsède, chante devant mes yeux, ce bleu si léger et si riche qui n’est que de Dufy, bleu de ses ciels, bleu de l’eau, mers. Je ne puis m’y soustraire, il sera partout...