SARTRE (Jean-Paul).
Né à Paris. 1905-1980.
Agrégé de philosophie. Écrivain, dramaturge et philosophe français. Personnalité majeure de la vie intellectuelle française dans les années 60.
L.A.S. « JP Sartre » à « Ma chère petite Merveille » [Wanda Kosakiewicz]. S.l.n.d. [août 1938].
7 pp. in-4, dont 2 ff. à l’en-tête du Dôme et 1 f. à l’en-tête du Café des Mousquetaires à Paris.
On est après l’Anschluss et avant la guerre. Sartre évoque longuement l’écrivain américain Dos Passos [il prépare un article qui paraîtra en août 38], ainsi qu’Hemingway, ses amis de Roulet, Poupette [la sœur de Simone de Beauvoir], les événements politiques et aborde l’idée d’un mariage arrangé avec Wanda...
…Je vous écris, voilà mon seul moment agréable d’ici quatre heures de l’après-midi. Il y a du sombre en perspective : De Roulet [Lionel de Roulet époux d’Hélène de Beauvoir, la sœur cadette de Simone] qu’on vient de radiographier a authentiquement le mal de Pott ; Poupette [Hélène de Beauvoir] est venue le dire au Castor [surnom de Simone de Beauvoir] hier, les yeux gonflés de larmes (...). Nous sommes bien surpris le Castor et moi de cet acharnement qu’à De Roulet à célébrer ces malheurs avec pompe...
Pour ce qui est de la guerre, et bien elle a été menaçante pendant deux ou trois jours et puis maintenant c’est un peu moins immédiat. Entre autres sujets de souci je me demandais ce que vous deviendriez si je partais, puisque je n’aurais plus d’argent (...) et j’ai décidé de vous épouser rapidement, si cela devait se produire, de façon que vous touchiez à Paris l’allocation de 1000 francs (à peu près) qu’on verse aux femmes de fonctionnaires. Je me renseignerai. Naturellement nous n’en dirions rien ni à vos parents ni aux miens et divorcerions en douceur après la guerre (...). Pour ce qui est des causes de la « tension internationale » comme disent les journaux, ça m’emmerde un peu comme bien vous penser de vous en écrire ici des tartines mais je vous ferai un exposé complet de la chose depuis le traité de Versailles jusqu’à l’Anschluss…
Il aborde Dos Passos, l’auteur de Manhattan Transfer : …je ne sais presque rien sur John Dos Passos. Vous allez trouver que, dans ce cas, je suis bien imprudent, outrecuidant et bien léger d’écrire un article sur lui (...), j’avais des petits trucs à dire sur son livre. Sur son livre mais pas sur lui. J’ai fini mon article par les mots (vous l’ai-je dit ?) « Je tiens Dos Passos pour le plus grand écrivain de notre temps » et si ce mec est poli, il m’enverra un petit mot pour me dire « merci » et je vous donnerai ce petit mot pour que vous voyiez comment il écrit. Voici tout de même quelques petites choses : d’abord je pense que c’est un Américain Espagnol (mais vous vous en seriez doutée toute seule). Ensuite je pense que, bien que socialiste, c’est plutôt un intellectuel petit-bourgeois d’origine : il me parait certain qu’il a été dans les meilleures universités américaines et je le soupçonne de s’être occupé d’art pur - genre surréaliste ou autre quand il était jeune - et je ne sais trop comment il est devenu socialiste. Peut-être est ce venu de la guerre. Il a sûrement fait la guerre en France et en a été profondément marqué : finalement presque tout ce qu’il a écrit (Three Soldiers - 42th Parallell, 1919) raconte ce qui s’est passé à New York et en France pendant la guerre. Il a même fait un petit livre qui s’appelle Initiation d’un homme et qui raconte je crois sa propre histoire pendant la guerre, ses dégoûts, ses peurs au front, ses noces à l’arrière et pour finir son écœurement profond. C’est donc, vous le voyez, exactement le genre de type après-guerre, c’est à dire ceux pour qui la guerre fut une initiation, ceux pour qui elle compta et qui ont pu dire « après » (...). Pour ces gens si plaisants et dégoûtés de 1919-1925 dont je vous parlais (entre autres dadaïstes et surréalistes) ce sont des après-guerre. Je pense vous comprenez qu’on ne peut pas vivre une guerre sans en être marqué jusqu’aux moelles, à moins d’être le dernier des ignobles. Maintenant la période d’après-guerre est finie, un nouvel « avant-guerre » commence et Dos Passos est déjà légèrement du passé [Sartre s’était intéressé aux auteurs américains Faulkner et Dos Passos]... Il poursuit sur Hemingway ...la vraie raison de l’antipathie de Stepha [une amie de Simone de Beauvoir] c’est qu’il y avait avec elle à Madrid un écrivain américain plus jeune que Dos Passos, Hemingway, qui en dit pis que pendre. C’est un type qui a du talent et qui a l’air sympathique, toujours saoul et menteur comme un arracheur de dents. Il habitait un hôtel dans la région la plus souvent bombardée et son plus grand plaisir les nuits d’alerte était d’aller écouter aux portes pour entendre les soupirs de peur et de plaisir des couples dérangés dans leurs étreintes et partagés entre la terreur et le désir de continuer à faire l’amour. Je vous livre le fait pour ce qu’il vaut...
À propos de sympathique, si on parlait un peu de vous, petite merveille ? Savez vous que vous êtes fameusement sympathique ? J’aimerais savoir si vous êtes bien aise en dedans et un peu vaine. Il le faut. Pour moi je peux enfin penser à vous, que j’aime tant, comme à quelqu’un qui n’aura pas un destin (c’est à dire quelque chose qui se fait sans qu’on y soit pour rien) mais une vie [Sartre s’opposera au Déterminisme] (...) je vous sens toute proche de moi. Tant que j’étais sans lettre de vous, j’étais morose et je croyais que c’était à cause de la guerre. Mais dès que votre lettre m’est parvenue, j’ai vu le monde en rose. Et chaque fois qu’on apprenait quelque chose de plus déplaisant et de plus sombre (la défaite des Espagnols, qui est une infecte saloperie ou les menaces allemandes ou l’ultimatum de la Pologne à la Lithuanie) j’accusais le coup un moment mais je pouvais m’en distraire quand je voulais en pensant à vous, comme à quelqu’un de patient et d’obstiné à se faire une vie humaine. Je vous aime...