SARTRE (Jean-Paul).
Né à Paris. 1905-1980.
Philosophe, écrivain, dramaturge.
L.A.S. « J.P. Sartre » à « Ma douce petite Wanda » [Mlle Wanda Kosakiewicz].
S.l., [Brumath, Alsace], s.d. [1940]. 6 pages 1/4 petit in-8 sur papier quadrillé.
Superbe lettre à son amante pendant la Drôle de Guerre
...Il n’y avait rien de toi hier mais je suis sûr que la faute en est à la Poste... remarque Sartre qui ne s’en inquiète pourtant pas. ...Il me semble que si jamais tu te tais un jour ou deux (mais surtout ne va pas te croire encouragée à le faire) ça ne me fera plus du tout pareil, parce que je t’ai vue plus d’une fois, envoûtée et cherchant à sortir de ta petite cage de brume et n’y parvenant pas [...] et j’imagine, à présent, [...] quand tu n’écris pas [...] pourtant tu n’es pas coupée de moi. Tu sais, je suis tout riche de toi, tous ces temps, inépuisablement riche, tu es toujours avec moi, je ne te quitte pas et toi aussi mon amour, tu es mon merveilleux amour. Je voudrais pouvoir t‘expliquer comment toute chose de cette ville en est transformée, plus légère et moins présente. Ça fait comme un petit recul poétique dans le passé... La veille, au restaurant, il s’est un peu saoulé, ...Pas beaucoup, juste un peu. Je ne saurais pas bien te dire pourquoi mais ça me faisait fort de perdre la tête en toi. J’imaginais bien que c’était le café et Pieter [le soldat Pieterkovski] qui allaient s’amincir jusqu’à la transparence et que toi tu resterais tout contre moi, lourde et opaque comme une présence. C’est arrivé : j’étais seul avec toi, violemment seul. Et je pensais à tout ce que tu m’avais dit au Normandie [...]. Et j’ai pensé que tu étais formidablement romanesque et émouvante. J’ai compris aussi qu’il y avait à présent et pour toujours quelque chose de complètement dégelé en moi, une méfiance de vieux qui me restait encore de l’histoire avec Olga [la sœur de Wanda dont Sartre fut amoureux] et de nos premiers rapports à toi et à moi. [...]. Et puis on est parti et Pieter m’a emmené chez sa blanchisseuse ; il apportait des chocolats au gosse de la blanchisseuse, il a parlé, ils ont remercié, ça me faisait extraordinaire d’être là, au milieu de ces gens, j’étais complètement dépaysé, mais ça n’était pas déplaisant, c’était plutôt fort. [...] je voudrais tant que tu peignes [Wanda voulait être artiste-peintre], ma douce petite Wanda, j’espère que le Castor [Simone de Beauvoir] t’a donné ton sou. Tu me fais si fragile. Tu m’as dit que j’étais le seul qui ne te traitait pas aux bains froids quand tu étais nerveuse. C’est que je prends tes nervosités profondément au sérieux. [...]. Je voudrais tant être près de toi, comme lorsque tu t’endors dans mes bras, pour endormir un petit moment cette angoisse [...]. Je suis un peu embêté parce que s’il n’y a rien tout à l’heure au courrier il faudra attendre deux jours. Nous partons demain à l’aube, faire des exercices de tir à 20 kilomètres d’ici – et nous, nous allons sonder. En soi ça n’a rien de déplaisant, je verrai du pays et j’entendrai tonner des canons. Mais c’est comme une absence de deux jours par rapport à toi. Je t’écrirai de là-bas, fût-ce sur mes genoux. Je t’aime passionnément…
Sartre s’était intéressé à cette jeune femme d’origine russe après une expérience malheureuse : il avait d’abord été épris d’Olga Kosakiewicz, la sœur aînée de Wanda, mais celle-ci se refusa obstinément (elle épousera plus tard leur ami commun Jacques-Laurent Bost). Il reporta donc sa passion sur Wanda, jeune artiste peintre à qui il proposa plusieurs rôles d’actrice dans ses pièces de théâtre.
La correspondance présentée ici montre l’empathie du philosophe pour la jeune femme et la sincérité de l’amour qu’il lui portait malgré la mauvaise réputation de Sartre due à sa théorie sur les « amours contingentes », amours censées ne durer que le temps d’un baiser…