LABBÉ (Paul). Né à Arpajon. 1867-1943. Linguiste et ethnologue, spécialiste de la Sibérie.
Il voyagea en Russie et en Asie Centrale et en rapporta des documents précieux qui servirent au Muséum d’Histoire naturelle, au Musée d’Ethnographie et au Musée Guimet. Manuscrit imprimé d’une conférence, titrée « A travers la Serbie – Impression d’un récent voyage » avec de nombreuses corrections, ratures et ajouts autographes, signé, en tête, « Paul Labbé » à la plume.
21 pp. in-4 imprimées (numérotées au crayon de 2 à 21).
Très intéressant texte d’une conférence relative au voyage que l’explorateur fit en Serbie pendant l’année 1909 : on y retrouve l’expression de sa curiosité insatiable dans la description qui se veut exhaustive des paysages serbes, des rouages économiques du royaume, des us et coutumes des habitants.
« Je me suis dit que, connaissant le russe, je pourrais me faire comprendre en Serbie et en Bulgarie (...). Nous avons eu l’honneur d’avoir, à Paris, un homme que vous connaissez tous : le Général Dodds. Le général Dodds m’avait recommandé au roi de Serbie, un de ses camarades de Saint-Cyr, avec lequel il n’a cessé d’entretenir les meilleurs rapports. J’ai pu pénétrer partout. Un fonctionnaire avait été détaché de son service et mis à ma disposition pour toute la durée de mon séjour… »
Il énumère ensuite ses différents lieux de pérégrination à travers le royaume serbe « Je suis parti de Belgrade. J’ai visité les régions agricoles, le Danube, la vallée du Timok. Enfin j’ai visité les mines de l’intérieur, les charbonnages et, dans le sud la merveilleuse vallée de l’Har et les grands monastères du pays. Jamais je n’ai trouvé un accueil plus charmant que dans ce pays de Serbie où l’hospitalité est si délicieusement offerte, où l’accueil fait à l’étranger, au Français est si simple et si cordial à la fois… » S’ensuit la description des richesses agricoles dont il ne cesse de s’étonner.
Plus loin dans son récit, Labbé, fin observateur des traditions locales qu’il narre avec précision, ne manque pas de relever la proximité des coutumes du pays d’avec les nôtres ; ainsi des mariages consanguins nombreux dans les villages des campagnes où tout le monde se dit « cousins ». Il relève de même le poids exercé par la religion chrétienne orthodoxe sur les traditions locales. Ainsi le rituel païen se mêle à la liturgie chrétienne dans la cérémonie du « slava », fête du patron de la famille que le pope vient bénir. « Le pope vient deux ou trois jours avant la slava, il bénit et purifie la maison, il asperge les habitants avec une branche de basilic trempée dans de l’eau bénite, et après avoir prié devant l’image du saint protecteur de la famille, il la parfume avec de l’encens... » [On assiste ici à la représentation d’un ancien rituel de purification probablement d’origine proto-historique]. La nourriture participe toujours du rituel : on jeûne ou on mange à profusion ; ici en Serbie, lors de la slava, la tradition vous fait d’abord jeûner, puis ripailler : « Pendant quelques jours le jeûne est prescrit, la veille de la fête on va prier sur les tombeaux des parents morts, et on allume une veilleuse devant l’icône qui occupe la place d’honneur dans la maison. Les femmes travaillent, elles préparent un gâteau fait de froment bouilli que les gourmets mélangent avec des noix et des amandes pilées. Enfin le jour de fête arrive et tout est joie dans la famille. Un cierge est allumé et le pope vient dire une dernière prière, il coupe un pain bénit qu’il arrose avec du vin… ». La fête de Noël procède pareillement et déploie des attitudes relevant du paganisme. Le rituel complexe de la « bûche de Noël » répond à des codes immuables que les familles respectent scrupuleusement « En Serbie ce sont les jeunes gens qui vont couper la bûche. Avant de la couper, ils mettent leurs gants, car on ne doit pas toucher à l’arbre sans respect. A genoux autour ils demandent pardon à l’arbre de ce qu’ils vont faire (…). On porte ensuite la bûche dans la maison où elle doit entrer par le gros bout. Le père l’attend devant sa porte, un cierge à la main. La mère de famille (...) jette dans la maison des céréales, du blé, du maïs, semblant dire ainsi que c’est avec la bûche, la joie et la prospérité qui vont entrer dans la maison. La bûche est mise devant le foyer, on y répand un peu de miel et, deux par deux, comme nous sous le gui, on va s’embrasser au-dessus de la bûche… »
Le reste du texte est consacré à l’énumération des ressources minières du pays. Labbé termine sa conférence sur la conjoncture politique du pays « J’avais appris que la Bosnie était devenue autrichienne. Je parcourus un pays tout à fait agité et quand j’arrivai à Belgrade, on parlait de mobilisation et chaque Serbe, jeune ou vieux allait se faire inscrire comme soldat. Les manifestations étaient calmes et impressionnantes. On n’entendait pas un cri dans les rues. En tête, un étudiant portait un drapeau sur lequel étaient écrits simplement ces mots : « La Patrie est en danger ! ». (...) Vous savez que les Serbes sont très nombreux. Il y a en Europe quelque chose comme 10 millions de Serbes. Quand on a fait le royaume de Serbie on n’a pas voulu voir qu’on laissait en Hongrie un grand nombre de Serbes, qu’on mettait à l’écart la Bosnie et qu’il restait
encore des Serbes en Turquie. Or, les Serbes ont conservé pour leurs frères soumis au joug étranger une affection profonde, ils rêvent de voir constituer la grande Serbie et, avant les affaires de Bosnie, tous ceux qui me parlaient le faisaient avec émotion. Ce qui s’est passé depuis vous le savez. La Bosnie est restée autrichienne. La crainte d’une conflagration générale a arrêté tout le monde et le droit du plus fort a eu gain de cause une fois de plus. Les Serbes ont été cruellement déçus… ».
L’histoire apporta un démenti à Paul Labbé, quelques années plus tard un Serbe bosniaque enflammait les Balkans par son geste assassin…
En tant que secrétaire général de la Société de géographie et de l’Alliance française, Paul Labbé rendit de très grands services à la géographie en continuant à voyager et à jouer le rôle d’ambassadeur de notre langue et culture françaises. La géographie de la Russie d’Asie doit beaucoup à ses explorations.